Boris Cyrulnik « L’hypersensibilité n’est ni un trouble ni une déficience, mais une “signature”»

Le neuropsychiatre, spécialiste de la résilience, décrypte un phénomène qui cache, pour beaucoup, une vraie souffrance.


Boris Cyrulnik : C’est en travaillant sur les théories de l’attachement mère-enfant que, dans un même contexte social et affectif, on s’est aperçu que des personnes réagissaient différemment d’un point de vue émotionnel : certaines se montraient « nécessairement » sensibles, d’autres étonnamment peu sensibles, et d’autres hypersensibles ! En 2006, ces notions restaient encore très vagues, et j’ai choisi le terme de « douillet affectif » justement parce qu’il était flou et non excluant. Aujourd’hui, on estime que 70 % de la population, dans un contexte social et affectif normal, développera une sensibilité normale, alors que 30 % des enfants et adultes auront des difficultés à contrôler leur affectivité. Cela me paraît juste.

Pensez-vous que l’on peut naître hypersensible ?
Boris Cyrulnik : Si, au cours de sa grossesse, une mère a été confrontée à des épreuves, elle va sécréter beaucoup d’hormones de stress qui vont franchir la barrière placentaire et être avalées par son bébé. Elle n’en est en aucun cas responsable (…), cette transmission s’opérant naturellement, bien malgré elle. Mais on sait que tout ce qui angoisse et ébranle la future mère va avoir des répercussions sur le fœtus : une mauvaise entente dans le couple, une situation économique précaire, un burn-out, des rapports familiaux compliqués, sans parler d’un contexte extrême de guerre ou d’exode. Il s’agit d’acquis in utero, pas d’inné, qui joue un rôle mineur. En ce sens seulement, on peut naître hypersensible ou le devenir très tôt, en fonction des interactions de l’environnement, et de ce qu’il s’est passé avant ou après notre naissance.

Mais tous les traumatismes in utero ne “fabriquent” pas immanquablement des adultes hypersensibles…
Boris Cyrulnik : En effet, car le cerveau n’est pas un organe « fini » quand l’enfant vient au monde. La machine cérébrale est d’une grande plasticité. Après notre naissance, notre sensibilité se gorge des interactions avec notre mère, puis avec tout ce qui nous entoure, notre famille, notre culture, mais aussi la nature environnante. Durant les premières années de sa vie, si l’enfant n’a pas eu la chance de grandir dans un environnement assez rassurant, il y a toutefois de forts risques pour qu’il devienne un hypersensible malheureux ! Si ces échanges sont riches, apaisants, sécurisants, ils vont réassurer l’enfant et l’autoriser à déployer sa grande sensibilité, qui deviendra pour lui un outil extraor¬dinaire. Il pourra appréhender le monde de façon beaucoup plus fine et subtile, avec beaucoup plus de couleurs.

Peut-on parler d’hérédité ?
Boris Cyrulnik : L’hypersensibilité n’est pas inscrite dans les gènes, alors non ! Mais si nos parents sont de grands sensibles, nous allons avoir plus de chances de l’être, nous aussi. Ce qui va changer la donne, c’est la façon dont ceux-ci auront vécu leur hypersensibilité.

Peut-on devenir hypersensible au cours de sa vie d’adulte ?
Boris Cyrulnik : On peut découvrir son hypersensibilité tardivement, mais elle était là bien avant. Toutefois, une expérience traumatisante très violente et précise, comme un viol ou un attentat, une situation de guerre ou d’exode, peut faire naître une sensibilité élevée. Elle sera un peu à part, plutôt une haute sensibilité émotionnelle liée à un contexte traumatique bien défini, et non moins invalidante.

Est-il possible d’ignorer toute sa vie cette singularité en nous ?
Boris Cyrulnik : Il est difficile de la reconnaître si l’on n’en connaît pas la cause. Or presque toutes les personnes concernées ignorent la cause traumatique à l’origine de leur hypersensibilité. En réalité, c’est le même processus qui se met en route dans la maltraitance : un adulte qui a subi ce type de traumatisme dans l’enfance va toujours « sentir » quand il y a une menace dans l’air, et bien avant les autres. Sans qu’il en ait conscience, le traumatisme est inscrit en lui. Il a des antennes, elles sont une alerte. Chez l’hypersensible aussi, un clignotant s’allume face à un potentiel risque ou danger inconscient pour lui. Sa haute sensibilité le préviendra au moindre signal.

Notre société est-elle prête à reconnaître la valeur de ce trait de caractère ?
Boris Cyrulnik : En parler, même dans l’excès, participe à rendre la grande sensibilité plus acceptable et valorisée, mais notre société reste encore très individualiste, technologique, fondée sur la performance… froide. Si la sensibilité est désormais mieux perçue comme une valeur, elle n’est pas pour autant considérée comme une valeur rentable. Cela ne facilite d’ailleurs pas sa reconnaissance par l’individu lui¬même.

Mais peut-on cesser d’être hypersensible ?
Boris Cyrulnik : Cela me paraît très difficile quand l’hypersensibilité vient de l’enfance. Nous sommes hypersensibles et nous le restons jusqu’à la fin de notre vie ! Cela fait partie de notre personnalité. Il faut le répéter, ce n’est ni un trouble ni une déficience, mais une « signature ». L’important n’est pas de la combattre, mais de savoir que l’on peut passer d’une hypersensibilité subie et douloureuse à une hypersensibilité épanouissante et heureuse. Cela suppose avant tout de bien connaître et d’accepter cette particularité chez nous.

Certains y voient pourtant le symptôme d’une pathologie…
Boris Cyrulnik
: Nous avons tendance à tout « pathologiser », car tout est plus facile à expliquer alors, mais il me semble clair que l’on appréhende de moins en moins l’extrême sensibilité comme un trouble dont il faudrait guérir. Sinon cela signifierait qu’au moins un quart de la population est malade ! L’hypersensibilité peut toutefois être le symptôme d’une pathologie, mais dans ce cas elle s’accompagnera d’autres symptômes : agressivité, violence, dépression, insomnie, délire… Cet ensemble de traits pathologiques pourrait alors désigner un dysfonctionnement physiologique et biologique. Mais il y a aussi cette différence essentielle : être d’un tempérament hypersensible n’empêche pas d’être épanoui et heureux dans la vie, ce qui est beaucoup plus incertain dans le cas d’un trouble psychique.

Quels conseils donneriez-vous aux personnes hypersensibles, mais aussi à leur entourage ?
Boris Cyrulnik : Il ne s’agit surtout pas d’éteindre cette grande sensibilité qui parle de notre humanité et donne du relief, de la couleur, de la valeur et du sens à la vie. Mais il faut aussi être en mesure de la canaliser. Pour cela, les hypersensibles doivent se mettre dans des conditions qui renforcent leur affectivité. Ils ont besoin d’un mode de vie compatible avec leur haute sensibilité : une relation amoureuse stable, des amis fiables, une activité qui les valorise et leur permet de mettre en avant leur imagination, parfois même de développer leurs qualités créatives. Les proches, eux, doivent se montrer bienveillants, sourire peut-être, mais sans moquerie, et quand ça tourne mal, attendre simplement le temps nécessaire que cela passe.

Entretien par Nadine Coll dans le hors-série, « Tous hypersensibles ? »